27 Mai 2021


Face à un environnement de plus en plus incertain et en pleine crise économique liée au Covid, les entreprises cherchent à se réinventer. Les dirigeants appréhendent la question complexe de leur organisation future tout en aidant les salariés à performer dans un cadre davantage tourné vers l’autonomie et le bien-être en entreprise. Francis Cholle, auteur de A New Way to think for a new world, et CEO de The Human Company, explique en quoi l’intelligence intuitive peut aider entrepreneurs et salariés à anticiper le monde de demain.
Qu’est-ce que l’intelligence intuitive ?
L’intelligence intuitive est définie comme la synergie, rendue possible par l’intuition, entre notre capacité à raisonner de façon logique et nos aptitudes instinctives, ou encore notre capacité à assurer notre survie. Elle permet de saisir des informations que la raison ne peut pas percevoir et ainsi d’accéder à des idées créatives, élaborer des solutions innovantes et réussir face à l’incertitude.
En termes de créativité, d’agilité et de résilience, notre instinct est inégalable. Mais il est encore mal perçu ou mal compris. Et pour cause : la logique de l’instinct échappe à la logique de la raison. Pensez au management, aux KPI et aux primes. Manifestement on ne pas peut mettre en équation l’engagement et la performance. Pourtant ces deux logiques (de la raison et de l’instinct) peuvent co-exister. C’est le cas d’un entrepreneur capable de pressentir une tendance, d’y voir une opportunité commerciale et de décider de créer une entreprise sans visibilité totale du futur. Il bâtira un business plan fondé sur des recherches et analyses du marché. L’instinct permet la prise de risque et l’analyse logique permet d’établir une feuille de route et le cas échéant de définir un plan B qui renforcera l’élan et apportera un soutien dans les moments de doute.
Comment est-il possible d’utiliser l’intelligence intuitive dans l’entreprise ?
À l’époque de la big data, de nouveaux outils permettent d’accéder en temps réel à un niveau d’information inédit il y a encore quelques années. La puissance de l’intelligence artificielle permet d’analyser cette pléthore d’informations de façon extrêmement rapide et profonde. Notre capacité de raisonnement est dotée d’un turbo hors du commun. En parallèle, identifier le signal faible du marché et l’évaluer à l’aune de son expérience et son ressenti profond restent une prouesse que seule l’intuition nous permet d’accomplir. L’intuition fonctionne comme une tête chercheuse perspicace qui s’aventure au-delà des limites de la raison, établit un pont entre logique rationnelle et instinct, et permet cette faculté supérieure : l’intelligence intuitive.
L’entreprise est un lieu de performance compétitive dans lequel l’improvisation n’a a priori pas de place. Les dirigeants cherchent nécessairement à sécuriser et optimiser leurs chances d’atteindre leurs objectifs. Dans le même temps, les événements disruptifs se multiplient au point de créer un environnement VICA : Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu. L’essor du digital est venu troubler les modèles traditionnels de l’entreprise en disséminant les barrières à l’entrée de façon redoutable. Les Uber, Netflix ou encore Airbnb ont affaibli ou fait disparaître les leaders de leur secteur.
Cette situation nécessite de nouveaux modes de pensée et d’action, une synergie entre la part en nous qui analyse et élabore des stratégies et celle qui perçoit et improvise. Notre capacité d’imagination et d’adaptation se fonde sur des aptitudes innées. Elle permet d’entretenir une vision hors des chemins de la raison, mais qui peut s’avérer efficace sur le plan du résultat. Steve Jobs l’a bien démontré. Microsoft a conçu le PC comme un outil de productivité, qui doit être efficient et le moins cher possible pour être accessible au plus grand nombre, suivant une approche rationnelle, efficace, et cohérente. Steve Jobs voyait le PC comme l’outil d’une révolution socio-économique : une émancipation grâce à cet objet de loisirs et de création.
Pourquoi cette intelligence intuitive est-elle la clé pour modifier le fonctionnement de l’entreprise ?
Elle permet d’approfondir les modes de pensée et de prendre des décisions complexes en environnement incertain. D’une décision à l’autre, on influence et façonne une organisation. J’ai conçu un questionnaire d’évaluation de la performance en analysant en 17 paramètres la prise de décision des dirigeants. On peut ainsi identifier et visualiser les éléments structurels de la culture d’une entreprise et montrer comment aider l’entreprise à s’appuyer sur ses forces et comprendre ses aires d’opportunité pour réaliser sa stratégie et atteindre ses objectifs. À partir de là, il est possible d’encourager de nos nouveaux modes de prise de décision enrichis d’intelligence intuitive et directement applicables. Du coup, les décisions sont plus adaptées à notre environnement VICA et ont un impact immédiat sur les résultats à court et moyen termes.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises pour travailler cette intelligence intuitive en interne ?
L’intelligence intuitive fait appel au mental (la raison) et au ressenti (le corps). Elle est le fruit d’une synergie entre ces deux facultés puissantes qui doivent interagir sans prendre le pouvoir sur l’autre. C’est là que réside la difficulté. Car nous vivons dans une culture mentale, où lorsque l’on fait face à un problème on cherche à le comprendre intellectuellement pour le résoudre, c’est-à-dire le dominer pour en finir vite. D’autres cultures (asiatiques notamment) préfèrent percevoir le problème sous plusieurs angles plutôt que d’essayer de le comprendre, s’imprégner du contexte plutôt que de chercher une stratégie pour le résoudre.
Donc le premier apprentissage consiste à accepter de ne pas nécessairement comprendre et de ne pas contrôler mentalement le processus de prise de décision. Bien sûr, l’intellect est mobilisé, mais sans contrôler le processus de décision. Il s’agit de laisser la place au ressenti, aux impressions, aux émotions. Non pas que celles-ci soient nécessairement fiables, mais leurs bénéfices sont de stimuler l’imagination, d’offrir à la logique linéaire du mental un contrepoint enrichissant et nécessaire aujourd’hui.
Pour permettre cette prise de conscience qui doit devenir une pratique, le seul moyen possible est de passer par l’expérience. Comme pour le sport, la musique ou l’expérimentation scientifique, progresser repose sur des perceptions sensibles autant que sur le discernement.
Passer par un « serious game » durant lequel une équipe doit, dans un environnement nouveau et disruptif, collaborer pour résoudre un problème complexe et atteindre des objectifs mesurables constitue une étape essentielle. Ils s’aperçoivent vite que leur mental à lui seul n’est pas totalement opératoire dans ce contexte d’incertitude et de complexité. Ils doivent tolérer la confusion, lâcher prise, et s’autoriser à jouer pour éluder l’emprise de leur mental sur l’expérience. Il suffit d’un simple changement d’attitude pour que le groupe passe de l’incapacité à résoudre le problème, à un processus intuitif qui les guide jusqu’à l’objectif, et ce avec bien-être et cohésion d’équipe. C’est chaque fois stupéfiant de constater que, quel que soit le pays ou le continent, le secteur ou la taille de l’entreprise, les participants avec un minimum d’accompagnement parviennent toujours à résoudre le problème complexe.
Le jeu permet de montrer aux participants les aspects de la prise de décision qu’ils mobilisent en jouant et qu’ils n’utilisent pas au quotidien dans leur travail. Le jeu les invite à s’ouvrir à l’accident de parcours, accepter les zones d’ambiguïté et tolérer la confusion. Ils développent un éventail de soft skills regroupés en un skill set très utile à la prise de décision complexe. Ce même skill set permet également à des comités de direction de grands groupes de collaborer de façon plus stratégique, innovante et productive. On peut aussi l’utiliser pour constituer des équipes plus efficaces, composées en fonction du type de mission assignée aux équipes. Dans le domaine du management de l’innovation, notre outil d’évaluation de performance permet de réunir des profils qui couvrent les 4 étapes du design thinking et l’intelligence intuitive de les faire mieux collaborer pour in fine parvenir à sortir un prototype prêt pour un test marché.
La crise Covid favorise-t-elle le recours à l’intelligence intuitive dans les entreprises ?
La période que nous traversons entraîne une appréhension de la prise de risque, une pression pour plus de résultats et une hausse du stress dans les entreprises. Pour autant, la crise nous rappelle que le monde est incertain et qu’il faut apprendre à gérer face à cette incertitude. Les dirigeants sont obligés d’appréhender la question complexe de l’organisation et des modes de leadership de demain. Et en même temps, ils cherchent à aider les gens à performer plus et mieux, c’est-à-dire avec davantage de bien-être, d’autonomie et de proactivité. Sur tous ces plans, l’intelligence intuitive est opératoire et efficace en redonnant à chacun accès à son plein potentiel.